Tout était nouveau, le Français lui-même embaumait l’optimisme, les indispensables marchandages quotidiens devenaient une fête aux intonations colorées. La conversation est un art de vivre, cette facilité pour imager le langage était un délice qui égayait notre quotidien et dont on ne se lassait jamais.
Abidjan dégageait une énergie incroyable, bouillonnait de toutes les influences de l’Afrique, chaque quartier, à la sémantique parfois ingrate, avait sa personnalité, Marcory, Cocody, Zone 4 ou Trechville. Le Sida était tout neuf, du moins sa prise de conscience, il faisait des dégâts mais cela n’arrêtait pas la fête. La vie, comme un spectacle, continuait.à plein régime.
Le matin
Nous n’avions pas de réveil, c’est le gardien qui en était chargé. Jamais réveil n'a été aussi dévoué. Les fenêtres restaient ouvertes, protégées par des grilles métalliques peu esthétiques mais efficaces. A l’heure dite, une voie appelait délicatement : « Patron, c’est l’heure ». Mieux qu’une sonnerie de réveil. Le grand jeu était de faire le mort. Jean-Marc inquiet revenait, sans oser crier, il renouvelait son appel. La troisième fois l’inquiétude avait pris le dessus et c’est un fantastique « Hé, patRon pa(r)don, mais là c’est vraiment l’heure o ! » à l’intonation inoubliable qui déclenchait l’éclat de rire que nous étouffions depuis quelques minutes sous les draps. En six ans je n’ai jamais été en retard.
Tu ne nous en voulais pas de cette blague idiote, toi qui étais pour nous plus qu’un employé, tu en rigoles peut-être encore là où tu es. Là où tu es je ne le sais que trop, je l’ai découvert un jour, quand, quelques années plus tard, il m’est venu l’idée que je devais te verser une retraite. Je t’ai cherché grâce à ses amis auxquels tu avais si souvent ouvert la porte et gardé voitures et motos. On t’a cherché à Abidjan, on t’a cherché au Burkina mais tu étais plus loin, plus haut. Le pays était devenu fou, les Burkinabais n’y étaient plus bienvenus … pas la peine d’en écrire un livre, l’histoire n’a, malheureusement, rien d’original.
La journée
Le travail au lycée était agréable, nous étions des privilégiés. Ce n’était pas seulement une question de salaire. Des locaux bien entretenus dans un jardin de verdure tropicale, des salles climatisées, des moyens matériels et surtout des élèves formidables. Le réseau de lycées Français, implanté mondialement, permet aux parents, mobiles professionnellement, d’assurer une continuité scolaire á leurs enfants.
La plupart des élèves étaient aussi des privilégiés, leurs parents étaient expatriés, diplomates, cadres supérieurs, riches industriels ou commerçants. Des Français, des Ivoiriens, des Libanais et tant d’autres encore. Il y avait chaque année des élèves de plus de 50 nationalités différentes.
Nous étions des privilégiés mais pour l’immense majorité d’entre nous, nous le savions. Nous ne lésinions pas sur le travail à accomplir et nous dégustions chaque jour et chaque moment.
La pause repas
On disposait d’une cantine trois étoiles. Sous des paillottes ombragées, au bord de la piscine. Si si je vous assure. Les cuisiniers mettaient un point d’honneur à ce que vous repartiez avec une folle envie de sieste. On ne s’amuse pas avec la nourriture en Afrique.
Il y avait un barrage de police, la sortie de la ville. Comme voisin et il faut bien l’avouer compagnon de quelques bières de temps en temps, j’avais un statut privilégié. Au seul bruit de la moto les autorités se précipitaient pour enlever les barrages de clous et me saluer amicalement. Pour ma décharge … j’étais à peu près en règle.
Les soirées
Il y a une chose importante en Afrique ou du moins l’ai-je vécu comme telle, c’est l’amitié.
Rapidement notre petite bande d’amis s’était constituée. Tous, d’horizons, de professions, de cultures ou de pays et de continents différents. On partageait ces différences, elles nous unissaient dans la curiosité de les élucider.
En cas de coup dur, on ne comptait ni sur l’Etat, ni sur la police, ni sur personne d’autre que les amis. Nous en savions la valeur. Quand l’un appelait, tout le monde répondait. Ce n’était pas toujours facile, loin de là. Encore moins à partir du coup d’Etat fin 1999. Mais nous ne nous se posions pas vraiment la question. Evidemment ça crée des liens, des liens très forts, des liens qui ne se desserrent ni avec le temps ni avec l’éloignement, je peux en témoigner aujourd’hui, vingt ans plus tard.
Nous avions un grand calendrier, de ceux que les banques vous offrent généreusement après vous avoir facturé toute l’année des frais abusifs. Chaque mois nous nous discutions les cases des jours pour y inscrire les activités et invitations que chacun voulait offrir.
La journée se terminait, il ne restait plus qu’à saluer Jean-Marc, lui allait veiller sur notre sommeil, armé de sa machette. On se jetait sous la moustiquaire sensée nous protéger des crises de paludisme, j’avais beau disposer de la moustiquaire imprégnée conseillée par l’OMS je ne coupais pas à ma crise annuelle, trois jours pas agréables aussitôt oubliés.
Abidjan était idéalement située et même si le quotidien était fantastique, nos nombreuses vacances de prof ont toutes étaient des opportunités de voyage.