14/18 Nous sommes de la boue qui marche #3

Guerre de 14/18 - épisode 3


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Les lettres de mon grand-père, échangées avec ses proches pendant la guerre de 1914/1918, sont restées au fond des tiroirs jusqu'à ce que la commémoration du centenaire de " La Grande Guerre" réveille les mémoires et invite mon père, en premier, à me parler de son beau-père.
C'est ainsi que, de fil en aiguille, je découvris quelques lettres chez mes parents, puis une tante me fit cadeau de toute la correspondance de sa mère et de mon grand-père qui étaient frère et soeur. Le bouche à oreille ayant fait son oeuvre, un cousin m'offrit également ce qu'il avait en sa possession. Toutes ces personnes avaient conservé ce précieux héritage en espérant, sûrement inconsciemment, que quelqu'un s'y intéresse un jour.

Première baisse de moral

Lettre de Robert à sa soeur Renée - 8 décembre 1914

Ma chère Renée

Merci pour tes bonnes lettres qui m'ont fait tant de plaisir. J'ai reçu ce matin un paquet contenant deux mouchoirs quadrillés, une boîte de foie gras, un pain d'épices fourré et glacé et des langues de chat. Ces malheureuses étaient en piteux état mais malgré tout excellentes et j'en remercie beaucoup Maman qui a bien voulu me faire plaisir.

Tu me dis dans une lettre que vous m'avez expédié un colis avec un caleçon, une tranche de gruyère et un saucisson. Je l'ai bien reçu mais le saucisson était déserteur. Il a dû être harponné en cours de route! Nous pouvons nous procurer quelques châtaignes, du tabac, du pétrole, du mauvais saucisson et quelques vagues confitures mais à quel prix!

Il fait toujours un froid vif et pénétrant à cause du vent qui souffle, irrésistible. Il a neigé mais la neige est fondue et maintenant il gèle fortement toutes les nuits et pendant une partie de la journée.

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Dessin de Jean LEFORT - La Marche

Ce qui frappe le plus dans cette guerre c'est la continuité, l'acharnement que prennent les peuples pour se détruire. Ce sont des ruses implacables, des attaques et contre-attaques de tous les instants. Deux hommes qui se battent ont terminé leur lutte au bout d'une demi-heure; les peuples, entre eux, s'entre dévorent.

Il me prend par moments, la nuit, quand j'observe par exemple et que je vois toutes ces fusées signalisatrices lumineuses, ces réflecteurs qui viennent fouiller dans l'ombre de leur lueur inquiète le blême éclair d'un coup de feu, les zébrures d'un feu de salve, la lueur fulgurante d'un coup de canon, je me demande alors si vraiment toutes les belles paroles de l'Evangile ont été dites pour le vent du désert!

Aimez-vous les uns les autres, ah oui, aimez-vous mais n'empêche que les temps barbares sont revenus et que dans ces troupes d'hommes, dans mes camarades, dans moi-même, je sens lever les ferments mal comprimés de nos ancêtres Francs et Gaulois qui reposaient depuis quarante quatre ans. L'heure et l'action est rude mais quelle nuée de souvenirs et comme l'on apprend à vivre doublement au milieu des combats incessants!

Adieu ma chère petite Renée. Je t'embrasse bien affectueusement ainsi que Maman, Hélène et Lucy.
Ton frère qui se porte excellemment qui t'aime.
Et le briquet à amadou?

Renée et Hélène PENSA 1918 2.jpg

Renée - Hélène - 1917

Mémoires de Robert


A la ferme de l'Espérance, devant Prunay, on est stoppé. On mangeait mal, le ravitaillement était flottant et nous en avions assez des pommes vertes et de ce que l'habitant pouvait avoir laissé. A Verzy je connus une jeune orpheline réfugiée, nièce du percepteur de Vouziers, qui se prénommait Odette, avait les cheveux courts et frisés. Elle me fit récolter quinze jours de prison pour avoir tenté de lui faire voir les tranchées sous le déguisement d'une capote et d'un calot. Je passais mes journées dans la case de la gendarmerie et mes nuits à aller dans le no man's land récupérer des cadavres. Chaque corps ramené réduisait d'un jour la peine. Une nuit j'en empoignais un par les godillots et le traînais comme dans un brancard, m'aplatissant à chaque fusée éclairante. Je le tirais dans la tranchée de départ quand un sergent me dit en rigolant:
"Celui-là il compte pour moitié."
En effet l'homme avait été littéralement coupé en deux à la ceinture.

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dessins de Henry CAMUS

Lettre de Robert à sa mère - 10 décembre 1914


Ma chère Maman,

J'ai écrit à Renée en lui disant que pour le moment au moins, l'envoi de vêtement, lainage et tout ce qui constitue l'habillement ne devraient pas m'être envoyé car je n'ai plus aucune place où mettre des tricots, caleçons, chemises et chaussettes. Je n'ai pas voulu dire par là que les victuailles, brochures, ciseaux, fil, aiguilles, blague à tabac et mille autres petites choses ne me feraient pas plaisir, au contraire. J'ajouterai que mes gants sont très percés car je m'en suis beaucoup servi. Une autre paire en cuir fourré, plus résistants, me ferait plaisir.

Je suis en excellente santé mais j'ai encore assez souvent les digestions fantasques. Je vous le dis bien prosaïquement mais cela est tel que. Un peu de laudanum me serait utile je crois.

J'écris souvent à Papa et j'attends un mot de lui. Nous ne recevons que de très vagues nouvelles de ce qui se passe sur le restant du front. Je crois bien passer la Noël ici. J'espère faire un petit extra, un bon petit repas, mais les Allemands nous laisseront-ils tranquilles?

La vie presque en commun avec les Anglais nous initie à leurs moeurs. Ils me sont sympathiques. Bruyants ou froids suivant le degré de liaison mais partageant volontiers ce qu'ils possèdent.

J'ai perdu dernièrement un camarade que j'estimais, un légionnaire: Pappias Aristotélès de Patras (Péloponnèse) qui est mort à trois mètres de moi au cours d'une causerie sur les Dieux de l'antique Olympe. Il a expiré dans mes bras pendant que je le transportais sur une brouette, le poumon droit broyé par un éclat d'obus. Je m'en suis tiré absolument indemne mais je n'ai jamais su comment. Je dors mal depuis quelques temps et comme plusieurs camarades j'ai assez de cauchemars de la guerre. Si je ne me remontais pas d'une bourrade de temps à autre je m'attristerais mais il faut être indifférent.

Les chemins deviennent des cloaques dans lesquels on patauge désespérément. Plus aucun légume.J'ai reçu, de légionnaires de passage, un petit chien de pure race. Il se nomme Kiki et c'est une réelle distraction.

Adieu, je vous embrasse bien tendrement. Votre fils respectueux qui vous aime.

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aquarelle André PAILLETTE

Les aquarelles qui accompagnent les textes de mon grand-père sont des oeuvres exécutées par des poilus. Vous pouvez les trouver dans: carnets de dessins de guerre.
A suivre

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